Ecrire la vie
Helen Epstein
préface de Philippe Grimbert
Traduit de l’anglais par Cécile Nelson
La Cause des Livres , 2009
Pour un hommage aux récits de vie
Helen Epstein est née à Prague en 1947 et elle a grandi à New York. Elle a étudié à l’Université Hébraïque de Jérusalem et a obtenu son diplôme de journaliste à Columbia University. Les éditions La Cause des Livres ont déjà publié d’elle Le traumatisme en héritage, préfacé déjà par un psychanalyste célèbre, Boris Cyrulnik. C’est Philippe Grimbert, psychanalyste également et que l’on connaît pour son beau récit Un secret, qui a rédigé la préface de ce recueil de quatre articles qui constituent Ecrire la vie, où Helen Epstein s’intéresse aux rapports entre « non-fiction, vérité et psychanalyse », ce qui constitue le sous-titre du livre. Le préfacier distingue bien entre deux notions voisines dans les écritures de soi, dont la distinction fonde la spécificité du pacte autobiographique : « L’écriture, aussi autobiographique soit-elle, ne consiste pas en une recherche d’exactitude - qui relève quant à elle du travail scientifique de l’historien -, mais en une recherche de vérité » (p. 10). A cela fait écho une des dernières phrases du livre, qui s’appuie aussi sur les deux concepts, pour bien les distinguer et en tirer tout le profit et le bien-être imaginables : « Mon analyste, lui, n’a jamais modifié sa position selon laquelle les faits son un facteur parmi d’autres attestant d’une vérité émotionnelle. Finalement, j’ai dû abandonner mon objectif d’atteindre la certitude » (p. 101). A ceux qui contesteraient l’usage de la mémoire, aussi bien dans la psychanalyse que dans l’autobiographie, sous prétexte qu’elle est infidèle, Philippe Grimbert répond par avance, en dégageant sa spécificité, faite de réel et de fiction : « Certains livres ou certains films commencent par cet avertissement : « Cette fiction s’inspire d’événements réels ». N’est-ce pas là une définition parfaite du souvenir ? Ce dernier n’est-il pas en effet une fiction, élaborée par nous-mêmes à partir des événements que nous avons traversés, fiction qui a sur nous des effets de vérité, sur laquelle nous nous construisons et qui oriente notre destinée ? » (p. 11)
Le premier article, « Devenir un écrivain de non-fiction… », fait le récit de cette vocation engendrée par l’invasion de Prague par les chars soviétiques en août 1968, alors que l’écrivain à naître s’y trouvait en vacances. Cet événement réveille en elle des échos si nombreux qu’elle se met à écrire pour témoigner. Arrivée à Paris, elle envoie son récit au New York Times et au Jerusalem Post qui le publie sous le titre « Tears in Prague ». L’article est reproduit en fac-similé avec sa traduction en fr ançais, dans le livre, comme une sorte de préhistoire émouvante de tout un travail à venir, comme journaliste et écrivain. Cette sensibilité à l’événement est déterminée par la structure familiale. Les parents d’Helen Epstein, Juifs rescapés des camps de la mort, et dont toute la famille a été anéantie, ont émigré de Prague aux Etats-Unis. Elle écrit très justement : « L’Histoire avait défini leur vie : la chose politique était leur affaire personnelle » (p. 20) Rien d’étonnant alors à ce que l’invasion d’août 1968 résonne d’échos atroces, aussi bien pour les Pragois que pour l’auteur : « Beaucoup d’entre eux [les gens dans les rues de Prague] se rappelaient le bruit des tanks allemands écrasant les pavés quand Hitler avait envahi la Tchécoslovaquie en 1939. Le bruit était plus expressif que n’importe quel mot, tout comme le graffiti qu’un artiste avait dessiné sur un mur de Prague : la Tchécoslovaquie en forme de vulve transpercée en son centre par une faucille russe » (p. 23).
Helen Epstein montre bien quelle méfiance, pour ne pas dire quel mépris, suscitaient les écritures de soi jusqu’à une époque encore très récente. Un récit de vie, un témoignage n’avaient aucune dignité esthétique et n’appartenaient pas aux canons de la littérature, d’où le courage qu’il fallait pour choisir cette forme, au moment où la fiction et l’imagination triomphaient, abandonnant ces textes aux sociologues ou aux historiens : « Je ne pensais pas que ce que je faisais avait quoi que ce soit à voir avec l’art. Jusqu’à il y a peu, dans le système éducatif américain, étudier la littérature voulait dire étudier des œuvres d’imagination —essentiellement la poésie et la fiction dans la tradition anglo-américaine. L’écriture de non-fiction était considérée comme une forme inférieure d’écriture créative ; quant au journalisme, il n’était quasiment pas mentionné. Pourtant le journalisme et la non-fiction étaient justement ce qui me tentait. J’étais attirée par le narrateur subjectif qui examine les lien entre expérience privée et expérience publique » (p. 26). On voit bien ici que le moi ne s’oppose pas au monde, que l’écriture de soi n’est pas enfermement et retrait hors de l’Histoire, dont elle témoigne aussi à sa manière, en mille échos divers. Le goût pour les récits de vie n’est pas fatalement recherche d’un miroir où se reconnaître. C’est ainsi qu’Helen Epstein en souligne toute la dimension d’altruisme et d’ouverture à d’autres expériences : « Pendant qu’une partie de moi lisait —comme le font beaucoup de gens— pour me perdre, une autre lisait pour apprendre comment vivaient les autres » (p. 27). Du premier article sur Prague semblent découler tous les écrits postérieurs, dans une coulée d’écriture déterminée par une nécessité sans appel : « Bien que je travaille maintenant sur un ordinateur et non plus sur une machine à écrire, j’écris encore à partir du même élan que lorsque que j’avais vingt ans à Prague, le 21 août 1968, et que je pensais : voilà ce que je ressens en vivant cette aventure, il faut que cela se sache » (p. 34).
L’article intitulé « Pourquoi je lis et j’écris des récits de vie » pose de manière bienvenue et assez rare dans ce genre de réflexions, la question de la valeur, qui semble souvent taboue dans les études sur les écritures de soi. Il commence par une citation de Kennedy Fraser que Helen Epstein reprend entièrement à son compte, comme pourraient le faire sans doute bien des lecteurs : « c’étaient les écrits intimes que j’aimais vraiment —les journaux, lettres, autobiographies et biographies—, dès lors qu’ils semblaient dire la vérité » (p. 45). La question de la valeur est liée à celle de la langue, et à l’apprentissage d’un savoir qui ne saurait être uniquement livresque et théorique :« Je lis des récits autobiographiques parce que je suis une éternelle étudiante et que mon mode d’apprentissage préféré est le cours particulier. Au-delà de l’information, je suis en quête de langage, d’un langage dans lequel exprimer l’expérience que je n’ai pas réussi à traduire en mots toute seule » (p. 46). Rappelant que les mémoires « apportent une touche qualitative personnelle à l’anonymat de l’archive publique » (p. 48), Helen Epstein avoue qu’elle s’intéresse moins à ceux des « riches et [d]es puissants » qui sont « sur-représentés chez les auteurs de mémoires », qu’à « ceux qui sont écrits par des personnes qui ne figurent pas au premier plan des récits historiques —minorités, rescapés de toutes sortes, groupes marginalisés ou n’appartenant pas à l’élite. […] De plus, comme le narrateur est généralement au cœur de son récit, cette forme narrative déplace le marginal vers le centre, modifiant ainsi le point de vue et faisant du narrateur l’agent de ce changement » (p. 49). C’est une autre façon de dire que les récits peuvent, à leur manière, changer le monde, ce même monde qui a souvent dénoncé l’inutilité et la vanité de la littérature. Comparant « un bon récit de vie » à « un bon roman », elle sous-entend qu’il peut y en avoir de mauvais. Selon elle, il « dépend de l’habileté de l’écrivain et il est façonné par une sélection consciente et inconsciente des matériaux ainsi que par de nombreux choix esthétiques et stratégiques. Mais là où la fiction valorise l’alchimie de l’expérience par l’auteur, le récit de vie valorise la tentative de rendre l’expérience en elle-même » (p. 52). Sans utiliser l’image bien connue de la tauromachie introduite par Michel Leiris au début de L’Age d’homme, Helen Epstein est pourtant bien conscientes des risques pris dans l’écriture de soi, en particulier pour une femme. Racontant un cauchemar récurrent d’une écrivaine iranienne, se faisant asperger le visage d’acide par son oncle alors qu’elle fait une lecture publique de son livre, Helen Epstein commente ainsi les dangers d’une écriture féminine et intime : « S’il est aisé d’écarter cela d’un revers de la main comme un phénomène oriental, médiéval ou inhabituel au XXIe siècle, je suis convaincue qu’un texte autobiographique menace toujours le bien-être de la vie d’une femme, de sa famille, et menace sa place dans la communauté —ceci même si l’on est une femme occidentale, laïque, comme moi. Le conditionnement culturel a la peau dure » (p. 68). L’écriture de soi est toujours aussi écriture des autres, et exposition de leur intimité, avec ou sans leur consentement, ce qui pose bien des problèmes éthiques : « Comment raconte-t-on sa propre vérité sans violer l’espace privé de quelqu’un d’autre ? Nous vivons notre vie en relation avec d’autres gens : comment raconter sa propre histoire sans impliquer la leur ? » (p. 68).
Le dernier article, intitulé « A qui appartient cette histoire ? Construire un récit au passé : écriture et travail analytique », permet de con fr onter l’utilisation des mots à la fois dans l’écriture, et en particulier les écritures de l’intime, et dans la psychanalyse. On est loin du cliché qui veut que l’écriture autobiographique soit une psychanalyse menée par écrit : « Quand j’écris, je m’intéresse à l’esthétique autant qu’à l’exactitude. Comment ce mot sonne-t-il ? Est-il banal ou laid ? L’ai-je déjà employé ? J’écoute la musique des phrases. En analyse, j’ai l’impression que les mots se choisissent souvent tout seuls et qu’ils sont maladroits, inopportuns ou incorrects » (p. 85). S’il y a un souci du beau dans l’écriture, il semble qu’il faille s’en défaire dans l’analyse, où le travail se fait aussi au creux du langage et dans ses imperfections. Ces remarques permettent de poser à nouveau, et de manière plus oblique, la question de la valeur, disons littéraire, des écritures de soi, sans ménagement :« Nous sommes toujours en train d’évaluer l’importance d’un sujet et l’habileté avec laquelle un écrivain le traite. J’arrête de lire même sur les sujets les plus passionnants si l’écriture déçoit mon attente. J’aime l’intelligence et l’humour ; je n’aime pas l’emphase et n’ai aucune patience à l’égard des auteurs qui ne sont pas à la hauteur.
En tant qu’analysante, j’ai dû accepter de ne pas être à la hauteur ; j’ai dû accepter d’être obtuse, grandiloquente, ennuyeuse ; et j’ai dû accepter de m’exprimer en clichés. […] J’ai dû faire cesser la critique de mes rêves et de mes histoires pour entrer dans quelque chose qui ressemblerait à une démocratie du récit, où toutes les histoires crées se valent, où aucune n’est rejetée, et où il n’y a pas de critères artistiques » (p. 86-87).
Tout l’article se présente comme une sorte d’enquête policière très prenante, où l’oubli joue un rôle peut-être plus important que la mémoire, et où les mots dits et tus ont plus de puissance que leur trace écrite. Cet hommage aux récits de vie est convaincant dans la mesure où il ne cherche pas à occulter les difficultés d’une telle préférence. Il intéressera sans doute aussi bien ceux qui arriveront à lui pour des raisons littéraires, que ceux qui lui poseront des questions d’historien, mais également le public encore nombreux, pour qui, sur le divan ou derrière lui, la psychanalyse reste la seule aventure dans un monde si bien balisé par ailleurs.
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Cette chronique est parue dans le numéro 24